Un téléphérique dans la nef

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24 Heures, Culture le 15 juillet 2005

 

Un téléphérique dans la nef

 

 

BELLELAY

Pour son exposition d’été, c’est le Genevois Philippe Fretz qui investit la belle abbatiale jurassienne. Dialogue foisonnant avec le lieu et l’histoire de la peinture.

 

L'univers peint de Philippe Fretz est singulier et complexe, à la fois allégorique et autobiographique, philosophique et poétique, anachronique et contemporain. Invité de l'année dans l'ancienne abbatiale jurassienne de Bellelay, qui se fait chaque été magnifique espace d'exposition, le peintre genevois entre en dialogue avec l'architecture baroque mais dépouillée du lieu. Dialogue intime pour un volume monumental qui devient espace de circulation de la mémoire, dont chaque peinture ou gravure se fait le relais, et espace de quête de la transcendance symbolisée par... un petit téléphérique rouge qui relie malicieusement le terrestre avec le divin. Du Philippe Fretz pur sucre, que ce télescopage du sacré avec l'humour, du passé avec le présent et des références au «Trecento» italien avec les moyens de locomotion modernes.

Mais c'est la première fois que l'ample beauté de l'espace à sa disposition le pousse à réaliser - parcimonieusement encore, entre concentration méditative et zeste d'ironie - une installation spatiale conçue tout exprès, histoire de mettre en abyme l'architecture, avec ses niches et chapelles, tout comme il aime à mettre en abyme l'histoire de la peinture elle-même. Outre sa télécabine, trois caissons lumineux sont suspendus dans la nef, qui scandent trois mots clés de la prière chrétienne: merci, pardon, au secours. Comme pour y baliser un parcours quasi initiatique, à l'image des peintures (en couleurs) et gravures (en noir et blanc) qui, ponctuant le vaste espace clair, s'offrent comme autant de rivages de la mémoire où le visiteur peut accoster par le regard, la pensée et le souvenir. Chacun de ces rivages peints est une mosaïque étrange et foisonnante, un collage hybride d'éléments, de fragments et de détails minuscules qui font se rencontrer et s'imbriquer les époques, les symboles et les références comme autant d'emboîtements fertiles, de strates de lecture et de leviers de la mémoire. On y croise sa femme Stéphanie et sa fille Adèle, lui-même enfant en petit bricoleur, des paysages de Giotto traversés par un téléphérique, les ombres de Balthus et de Nabokov, des scènes bibliques, des jardins médiévaux en labyrinthes, des architectures que l'on dirait tracées par Piero della Francesca, des joueurs de tennis, un décor de nativité flamande vide de tout personnage, ou des visions de la Palestine tragique d'aujourd'hui.

Rien n'est jamais univoque, les points de vue sont pluriels, les perspectives tronquées, les proportions improbables et les architectures ouvertes comme des écorchés d'anatomie. Les personnages sont toujours impassibles et hiératiques quand bien même les situations et les lieux qu'ils traversent sont parfaitement incongrus et parsemés de détails bizarres ou drolatiques. A travers ces «enchevêtrements et interpénétrations de l'espace et du temps», Philippe Fretz n'en finit pas d'arpenter et de revisiter l'histoire et la peinture pour mieux comprendre le présent. Et réenchanter le monde.

 

Françoise Jaunin