Rivages

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Roswitha Schild, Rivages
traduction Jean-René Carnal

Les tableaux de Philippe Fretz apportent à chaque confrontation, des indications claires sur ses préoccupations
du moment, sur ce qu’il a lu, sur les images qu’il a observées, sur ce qu’il a personnellement vécu. Par là, son
oeuvre se situe, à première vue, de manière diamétralement opposée à une conception particulière de l’histoire de
l’art, qui considère l’oeuvre indépendamment de toute étude de la personnalité de l’artiste et tout élément
biographique. On peut néanmoins apprécier les tableaux de Philippe Fretz sans connaître ses sources intimes –
même si cette connaissance, qui mène aux strates les plus profondes du sens, augmente sans nul doute encore le
plaisir qu’on éprouve en regardant ses tableaux. Ceux-ci ne sont justement en aucun cas des illustrations de
lectures, d’expériences personnelles, de perceptions visuelles; en revanche, leur contenu déclenche une
métamorphose du vécu individuel de l’artiste en un portrait supra-individuelle. En cela, sa démarche est proche
de celle de l’écrivain, qui conçoit la narration d’une histoire de telle sorte que celle ou celui qui la lit peut la
trouver belle et captivante et, en même temps, se reconnaître dans certains éléments. A l’opposé de bien des
peintres qui, depuis le XVIIIe siècle, revendiquent une autonomie esthétique et proclament la distanciation
d’avec le spectateur comme une condition quasi inhérente à la création artistique, Philippe Fretz tient toujours le
spectateur en point de mire, étant lui-même aussi collecteur d’images passionné. La peinture de la Renaissance,
que Philippe Fretz connaît parfaitement et qu’il cite fréquemment dans ses oeuvres – en particulier Giovanni
Bellini, Andrea Mantegna et Raphaël – n’eût pas accepté une position artistique qui fait fi du public, de ses
exigences et de son plaisir face à l’oeuvre. De fait, le théoricien Gabriele Paleotti stipula en 1582 que la peinture
devait servir tous les êtres humains, chacun au niveau de ses propres facultés réceptives. Il distinguait à cet effet
quatre catégories de regards, qui devaient chacune trouver sa part dans la peinture: «les peintres, la configuration
artistique; les personnes cultivées, la juste perception du contenu; les personnes non cultivées, la beauté; les
ecclésiastiques l’ «anagogique», c’est-à-dire des pensées pieuses et un encouragement à l’action par la
peinture.»(1)

Au delà du contenu, on ne peut jamais faire abstraction de la forme chez Philippe Fretz, qui n’ignore pas que
c’est d’abord elle qui retient le spectateur devant le tableau et rend ainsi en premier lieu possible un échange
entre l’oeuvre et le spectateur. Les deux portraits circulaires de sa femme Stéphanie, réalisés en 1995, sont de
parfaits exemples de sa recherche d’un équilibre à la fois harmonieux et tendu au sein du tableau. Il s’est en
l’occurrence inspiré des tondi représentant des madones de Raphaël. Dans un tondo, qui obéit à des règles de
composition particulières, la polarité entre l’avant-plan - la figure - et l’arrière-plan est soutenue. Cette distance
ne doit pas seulement être comprise de manière spatiale, mais également temporelle, ainsi la surface du tableau
se rapporte-t-elle au temps présent tandis que la profondeur de la perspective conduit le regard vers le passé.
La complexité des tableaux de Philippe Fretz apparaît de manière particulièrement évidente dans la série des
Sept joies à contre-temps (2001). Ces oeuvres composées de manière magnifiquement équilibrée présentent
chacune un décor dégageant une impression de mystère. D’une image à l’autre, on peut suivre les phases
ascendantes de la lune ainsi que la succession des saisons; la végétation et l’architecture accompagnant ces
changements. En sept images, Philippe Fretz retrace le parcours du Christ (avec figures absentes), de sa
naissance à sa résurrection en passant par sa crucifixion, évoquant simultanément - d’après Thomas d’Aquin - la
métamorphose en sept phases d’un apprenti devenant artiste. Le personnage qui apparaît chaque fois au bas du
tableau peut être considéré comme un pèlerin ou comme le peintre lui-même. Thomas d’Aquin insistait sur la
convergence entre l’art et la nature, de même qu’il tentait par ailleurs de systématiser toute chose dans ses écrits,
le divin se révélant lui-même dans un univers ordonné. Sur ce point se rejoignent aussi le philosophe et le
peintre, la volonté de systématisation chez Philippe Fretz – qui n’est pas toujours aussi marquée que, par
exemple, dans son montage en neuf parties du Notre Père (1999) – ayant joué un rôle essentiel jusqu’à ses
oeuvres récentes. Ainsi, pour son travail des Sept joies à contre-temps, a-t-il préalablement effectué une analyse
picturale sur d’innombrables scènes de la vie du Christ selon un principe de corrélation entre les sujets et les
familles d’arbres représentés.

S’il peint tous ces tableaux avec soin et avec une grande richesse de détails, Philippe Fretz utilise un langage
plus direct dans ses nouvelles peintures sur la Palestine, dont l’une constitue la partie centrale d’un triptyque
flanqué des volets d’une Nativité Nativité, avec figures absentes, (2004) et d’une Résurrection Tombeau ouvert,
(2004). La peinture est spontanée et gestuelle, pour ainsi dire viscérale. Le peintre a, en certains points, appliqué
voluptueusement la couleur avec les doigts. L’axe médian vertical est marqué par le Jourdain, qui coule du lac de
Génésareth à la mer Morte. A gauche s’élèvent des colonnes de fumée de trois lieux mentionnés: Nazareth,
Naplouse et Jérusalem. Un personnage assis sous un arbre, à droite au premier plan, contemple le décor depuis
une montagne – ou médite-t-il plutôt sur les religions du Livre présentes en Palestine et symbolisées par les trois
arbres aux abords de la falaise? Sans que le moindre détail soit reproduit, les tableaux de la Palestine rendent
sensible l’atmosphère de la situation tragique qui règne aujourd’hui en Terre Sainte. En cela transparaît aussi à
l’évidence l’idée selon laquelle certaines situations actuelles sont d’une complexité telle qu’elles échappent à une
représentation détaillée, qui les dénaturerait aussitôt.

Le lien entre le passé et le présent, en particulier rapporté à la peinture, intéresse Philippe Fretz depuis des
années. Avec la naissance de sa fille Adèle, en janvier 2004, cette réflexion s’est élargie, du plan philosophique
et de celui de l’histoire de l’art, au plan de l’expérience personnelle; l’enfant faisant renaître chez ses parents le
souvenir de leur propre passé. La paternité d’une série de tableaux auxquels Philippe Fretz travaille depuis 2004
incombe à l’autobiographie de Vladimir Nabokov Speak, Memory, en français Autres Rivages. Nabokov y
raconte d’une part sa vie, depuis le moment de sa propre prise de conscience au monde jusqu’à l’éveil de la
conscience de son fils Dmitri. Cependant, de manière tout à fait essentielle, il mène une réflexion sur l’acte
propre, le «processus» même du souvenir, décrivant ses sentiments de bonheur, mais aussi l’effort nécessaire
pour rendre le passé présent à l’esprit. En outre, Nabokov reconnût en l’amour la force qui le contraignit à se
situer lui-même à l’intérieur de l’ordre de l’univers, l’obligeant à resituer ce qui était devenu, pour lui presque
péniblement, son propre vécu spatio-temporel. De même que la force de son imagination permet à Nabokov de
rentrer en relation avec les brumes hélicoïdales de l’univers, il joue dans son récit La Vénitienne avec l’idée plus
ou moins plausible que le protagoniste puisse parvenir à franchir la barrière espace-temps, délaissant son état de
spectateur pour entrer à l’intérieur d’une image et rejoindre par amour une femme, la Vénitienne, dans un
tableau prétendument de la Renaissance. Philippe Fretz a transcrit la magie de ce récit dans la mise en scène
onirique d’un tableau éponyme (2004).

La figure féminine du tableau-programme Autres Rivages (2004) donne l’impression qu’elle y a été placée
malgré elle. Nonchalamment couchée au premier plan dans une tenue légère, la femme, Stéphanie, incarne
simultanément le temps présent et l’aspect personnel du tableau. Une passerelle relie sa rive à celle quasi
littéraire d’un temps antérieur, d’un jardin semblable à celui de Saint-Nazaire que Nabokov décrit à l’extrême fin
de son autobiographie, peu avant qu’un bateau ne l’emmène avec femme et enfant en 1940 à destination des
Etats-Unis. Dans le fond, à gauche du tableau, séparée par un large plan d’eau sur lequel navigue un bateau à
vapeur, s’étend la rive plus éloignée du passé, surplombée d’une formation montagneuse empruntée à l’
Adoration des bergers d’Andrea Mantegna (vers 1450, Metropolitan Museum of Art, New York). La scène de
l’adoration elle-même est à peine perceptible, car représentée de derrière, comme peinte depuis un hors champ à
l’arrière-plan du tableau de Mantegna, le regard se retournant vers la surface du tableau. Comme le spectateur
d’un tableau qui doit s’efforcer d’entrer dans l’image, ainsi fonctionne aussi la «machine espace-temps», qu’est
le souvenir, vie revécue par l’imagination ou même seulement rêvée, non sans effort ni sans encombre. Si l’on se
croit heureux sur la rive du souvenir, une légère irritation suffit déjà pour qu’on se retrouve immédiatement
réamarré à la réalité du «ici et maintenant». Consignées dans les oeuvres d’art aussi bien que dans la mémoire, là
résident les images personnelles ou collectives, contemporaines ou historiques, relevant de la littérature ou de
l’histoire de l’art.

«Vot zapomni (N’oublie pas cela)», disait-elle, sur un ton de conspiratrice en attirant mon attention sur tel ou tel
objet de son amour, à Vyra – une alouette montant dans le ciel lait-caillé d’un jour couvert de printemps, des
éclairs de chaleur prenant des instantanés d’une ligne d’arbres au loin dans la nuit, la palette de feuilles d’érable
sur le sable brun, les empruntes cunéiformes des pas d’un petit oiseau sur la neige nouvelle. Comme si elle
sentait que dans peu d’années, toute la part tangible de son univers périrait, elle cultivait un état d’attention
extraordinaire aux diverses traces du passé éparses un peu partout dans notre domaine à la campagne. Elle
chérissait passionnément son propre passé avec la même ferveur rétrospective que celle que j’éprouve à présent
pour son souvenir et pour mon passé. C’est ainsi qu’en un certain sens, j’ai hérité de simulacres exquis – de la
beauté de biens incorporels, d’un domaine irréel – et cela s’est avéré un excellent apprentissage pour supporter
les pertes ultérieures.(2)

Roswitha Schild

(1) G. Paleotti, Discurso untorno alle imagini, cit. selon: Wolfgang Kemp, Kunstwissenschaft und
Rezeptionsästhetik, in: W. Kemp (éd.), Der Betrachter ist im Bild, Dumont, Köln 1985
(2) Autres rivages, Paris, Gallimard, 1961 p. 50