Philippe Fretz revisite la Divine Comédie

type d'œuvre: 
date: 
élément de: 
propriétaire: 
lieu de propriété: 

 

2019-48-p26-27-Art contemporain

 

Philippe Fretz revisite la Divine Comédie

L’artiste suisse Philippe Fretz réinterprète de façon contemporaine le texte monumental de Dante. Une grande fresque exposée temporairement à Genève, mais dont la lecture peut se poursuivre dans un ouvrage éclairant.

 

Qu’est-ce que le patrimoine? Un mot poussiéreux? Un prétexte à colloques universitaires? Un concept amidonné au chevet duquel la mémoire et l’histoire se chamaillent comme deux muses folles à force d’être sollicitées à tort et à travers? Ou une réalité stimulante, vivifiante, basée sur des œuvres reçues en héritage? C’est la troisième option qu’a choisie Philippe Fretz, un artiste suisse né en 1969 qui a œuvré du côté de Marseille et de Boston avant de s’installer avec femme et enfants au bout du lac Léman. Un créateur qui ne cache pas sa foi, une rareté dans le monde de l’art contemporain. Un figuratif qui tient à entretenir un dialogue conséquent avec l’histoire de la peinture, devant laquelle on le sent infiniment respectueux.

 

Faire revivre Dante

C’est ce qu’il fait avec sa Divine chromatie. Elle est sa manière monumentale de revisiter un patrimoine immense: la Divine Comédie de Dante Alighieri et ses hendécasyllabes florentins qui font traverser l’enfer, le purgatoire et le paradis. Sa fresque est haute de 3,60 mètres pour 11 mètres de long. Elle lui a pris cinq ans dans la solitude de son atelier de l’usine Kugler. Elle est exposée jusqu’au 7 décembre à la Halle Nord, au cœur de Genève.

Elle fait aussi l’objet d’un beau livre, prolongement idéal d’une telle découverte: avec des textes du philosophe Fabrice Hadjadj, bien connu des lecteurs de l’Echo, de l’historienne de l’art Stéphanie Lugon et de Didier Ottaviani, spécialiste de la pensée médiévale – auteur notamment de La philosophie de la lumière chez Dante –, on a suffisamment d’éléments pour poursuivre notre déambulation dans la création de Philippe Fretz.

Entre verdeurs pop et acidités primitives, synthèse additive et soustractive, Divine chromatie joue des couleurs en retraçant les étapes du voyage spirituel de Dante guidé par le poète antique Virgile. Elle lie des références sûres à une originalité certaine. Des bouts de quartier de Genève s’observent: ici le Bâtiment des forces motrices, là la grande synagogue, là encore la caserne des Vernets et le pont Wilsdorf. Pourquoi pas? Oui, pourquoi pas? Philippe Fretz ne souhaitait pas refaire la Divine Comédie comme Gustave Moreau l’a imprimé dans notre inconscient, trop facilement tétanisé par les ténèbres de la géhenne, les tourments des damnés, une imagerie pétrie de noirceurs gothiques, legs d’un 19e siècle romantique.

 

Vaste fresque

Philippe Fretz revisite la Divine Comédie à la façon des artistes de jadis qui intégraient dans leurs toiles des visages et des éléments de leur proche environnement. On pense à lui comme à un primitif italien catapulté dans le 21e siècle. Mais il le fait avec son regard contemporain. Sans concept vaseux ni élucubration à message.

La géographie de Genève y est inscrite. Et des éléments de la vie de l’artiste. Ses amis musiciens, une guitare, un djembé. Le visage de son épouse devient celui de Béatrice, la bien-aimée fantasmée par Dante. Les contributeurs de son livre sont identifiables: n’est-ce pas Fabrice Hadjadj en saint Thomas d’Aquin? Il y a aussi ce petit chalet qui évoque l’enfance de Philippe Fretz à Villars, dans la communauté de L’Abri, fondée en 1955 par Francis et Edith Schaeffer pour y faire vivre un christianisme du dialogue et de la rencontre – une expérience fondatrice qui a profondément façonné la foi de l’artiste.

Il y a dans Divine chromatie une fidélité au texte de Dante, à ce chef-d’œuvre de la littérature universelle, mais une fidélité qui n’est point au garde-à-vous. Le patrimoine est affaire de durabilité et de transmission, pas de pétrification. D’un regard discrètement scrupuleux, Philippe Fretz insuffle de la vie. Il lui donne les formes rigoureusement pensées d’une vaste fresque en trois fois neuf tableaux. Le swing du golfeur, avec les trous d’un parcours sur gazon vert, évoque les neuf cercles de l’enfer. Dans le premier cercle du purgatoire, où peinent les orgueilleux, de pauvres hères accablés de narcissisme portent sur le dos le fardeau de leur iPhone. Et voici même une trottinette. Quoi encore?

 

Labyrinthe symbolique

Divine chromatie est riche en symboles, car elle s’appuie sur un texte qui en est truffé. Fidélité à l’esprit, au sens, aux tréfonds. La lettre, elle, s’anime de liberté picturale. On sourit parfois, on s’étonne, on est charmé, happé par une œuvre qui est un labyrinthe dans la mémoire du christianisme, de l’Europe, de l’artiste qui se réapproprie tout cela. Où est le paradis, au juste? Ici et maintenant. Mais oui!

Divine chromatie a un faux-air de naïveté. Elle a aussi un lointain cousinage avec les muralistes nord et centre américains. Son ancrage figuratif est bien plus qu’une survivance: il est un épanouissement puisqu’il plonge ses racines dans les sources sûres du Duecento et du Trecento. «Nous sommes des nains sur des épaules de géants», disait Bernard de Chartres au 12e siècle. Beaucoup de créateurs, parce que vaniteux ou inutilement ambitieux, ne dépassent pas le stade du nanisme. Philippe Fretz, plus humble et certainement averti par les leçons de siècles d’histoire de l’art, s’est pour sa part hissé sur les épaules de Dante. Il y est parvenu. Ce n’est pas donné à tout le monde.

 

Thibaut Kaeser