La table (tabula) ou le tableau

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Texte de Véronique Mauron

La table (tabula) ou le tableau, cette table renversée, manifeste la surface. Chez Philippe Fretz, la table et le tableau ne font qu'un. L'élément de surface domine. Les exemples se multiplient : fausse perspective, perspective médiévale faite de superpositions de plans, vision icarienne du paysage, c'est-à-dire vu d'en haut, ce mode de représentationnel appelle le plan et la surface et non la profondeur de l'espace.

La peinture de Philippe Fretz se réfère souvent à l'art italien : sur le plan de la composition, par exemple, les personnages se situent devant des paysages et ces contrées ressemblent à des paysages toscans, sur le plan de la technique aussi, l'artiste travaillant la peinture à l'huile et lui donne un aspect de fresque. Les références à la peinture italienne se doublent de fréquentes allusions à la peinture du nord, en particulier à la peinture flamande de la Renaissance et du XVIIe siècle. Si la peinture italienne a défini le tableau comme une fenêtre ouverte sur le monde, la peinture nordique a privilégié le détail de la réalité finement observé pour lui-même, la surface au détriment de la profondeur, l'écran au lieu de l'espace creusé. Svetlana Alpers dans son étude sur l'art flamand du XVIIe siècle, l'Art de dépeindre, met en évidence cette différence fondamentale qui existe entre la fenêtre de la peinture italienne et la surface plane de la peinture du nord. Qualifiant le tableau flamand, elle parle de " plan cartographique " car, pour elle, la carte, très en vogue à cette époque dans les Pays-Bas a engendré un regard artistique particulier sur la surface qu'est le tableau, cet écran de la peinture. Le tableau en tant que plan deviendra par la suite, et surtout au XXe siècle, un des thèmes de prédilection de l'art. Philippe Fretz semble privilégier un mode de fabrication d'images : le mode cartographique, c'est-à-dire celui du nord qui est celui de l'art moderne. 

La peinture nordique apprécie les détails et la pluralité des points de vue. Philippe Fretz accorde à l'entier de son espace pictural la même importance : que ce soit le fruit tenu par la main maternelle, le visage de la jeune femme, les arbres, les motifs décoratifs. L'espace n'est pas creusé suivant les règles de la perspective classique, au contraire, il se construit par juxtaposition, par stratification qui rappellent davantage le Moyen Age et l'art des enluminures avec la richesse des détails décrits minutieusement et répétitivement. L'espace est un plan, assurément. Ici, le tableau ne se définit jamais comme une fenêtre ouverte sur le monde ou comme une scène de théâtre que l'on observerait depuis un point précis. Le tableau de Philippe Fretz ressemble à un tissu, à une tapisserie, à une tenture, à un tapis. Il se compose d'un entrecroisement de verticales et d'horizontales, qui dit la platitude, le plan, la surface et jamais la profondeur, bref un espace cartographique où le monde se réduit à la planéité de son support, la toile, le tissu. 

Le damier, la rayure, les stries, les motifs répétés du feuillage ou encore les strates de la terre labourée ou laissée en friche, accentuent davantage l'opacité du support et notre regard parcourt cette surface sans centre ni horizon. Sur cette partition, les personnages surgissent, apparaissent parfois brutalement, trop grands souvent par rapport au décor qui les environne. Il s'agit d'une véritable épiphanie de l'être humain, une épiphanie qu'il faut comprendre dans le sens de son étymologie grecque de surface et d'apparition. Car, et ceci est troublant, Philippe Fretz traite les humains comme l'espace, sans volume, sans modelé, mais à plat, en deux dimensions, dans leur superficie. Frontaliser le monde et le mettre en surface, tel se révèle l'enjeu de la peinture de Philippe Fretz, comme déjà celle de Vermeer, de Cézanne ou de Barnett Newmann. Aujourd'hui, nous savons que la planéité n'est pas l'apanage de l'art abstrait mais qu'elle peut accueillir les images du monde tout en restant surface. La peinture de Philippe Fretz se situe donc dans une voie moderne et non dans la nostalgie du passé.  

Pourtant, tout chez lui nous rappelle l'histoire de l'art : que ce soit l'iconographie, souvent des scènes bibliques ou religieuses, ou les références voire les citations de peintures ou d'artistes connus : Van Eyck, Piero della Francesca, Cranach, Maurice Denis, Balthus. Le tableau se compose de fragments picturaux prélevés dans le champ de l'histoire de l'art occidental. Le matériau de Philippe Fretz n'est pas la nature ni l'imagination, mais bien le répertoire des images qui constitue notre patrimoine culturel. Cette démarche citationnelle et réflexive s'inscrit dans une pratique artistique contemporaine, souvent exercée par les artistes les plus novateurs de notre siècle.  

Le travail de Philippe Fretz met en évidence un élément propre à notre modernité : la collection qui rappelle le cabinet de curiosités, lieu de condensation des savoirs et des arts, inventaire des beautés artistiques et naturelles. Les peinture de Philippe Fretz élaborées à partir d'un répertoire d'images prises dans notre culture construisent une image moderne à la fois parcellaire et synthétique.