Divine immersion
Divine immersion, PHILIPPE FRETZ
Dans une œuvre picturale ambitieuse, le plasticien se confronte à la Divine comédie de Dante.
WEEK-END LE COURRIER, VENDREDI 6 DÉCEMBRE 2019
SAMUEL SCHELLENBERG
Peinture
Ces jours, après un épisode de bise noire, le Rhône a des airs de Styx, rivière des enfers aux eaux troubles. Or ça tombe bien: sur la paroi principale d’Halle Nord, espace d’art genevois les pieds dans le fleuve, les deux cours d’eaux se confondent aussi, au fil d’une œuvre majestueuse racontant la Divine comédiede Dante Alighieri. Le chef-d’œuvre du Moyen Age tardif, premier grand texte écrit en italien, est réinterprété par les gestes picturaux figuratifs du peintre genevois Philippe Fretz. Divine chromatie, c’est son nom, est à découvrir jusqu’au samedi 7 décembre; ou pour les siècles des siècles au gré des 176 pages d’un bel ouvrage des Editions art&fiction.«Je crains un peu l’effet post- partum, dès ce week-end», sourit l’artiste, quin-quagénaire depuis octobre, à la voix aussi posée que satinée, qui a consacré cinq années à son projet démesuré. Le tableau principal, mur d’images de 11 par 3,6 mètres, est composé de trente-trois tableaux n’en formant qu’un, référence aux chants compris dans chacun des trois cantiques du poème – nonante-neuf au total, plus une introduction.On se déplace dans l’œuvre par une sorte de parcours fléché, en suivant les numéros des chants, avec «un enchaî-nement de cause à effet, un peu comme dans la vidéo Der Lauf der Dinge (1987) de Fischli et Weiss», trente minutes de domino hyper ludique. Aussi le voyage épique de Dante et Virgile à travers Enfer, Purgatoire et Paradis s’incarne-t-il ici avec de nombreuses références micro-locales parfaitement recon-naissables: Bâtiment des forces mo-trices, Pont Wilsdorf, Grande synagogue ou Caserne des Vernets. «Et en point d’orgue, il y a l’espace Halle Nord, hic et nunc!» Avec une représen-tation anticipée du vernissage du 14 novembre dernier.La fameuse Béatrice de Dante, femme centrale du texte en vers de onze syllabes (hendécasyllabe), a les traits de l’épouse du peintre, Stéphanie – bien vivante quant à elle, alors que la Floren-tine était déjà partie dans l’au-delà à l’écriture du poème. Et les deux enfants du couple, Adèle et Zacharie, apparaissent avec vélo et trottinette.
Merci Madame Mercanton
«J’ai mis en avant les passages qui m’ont tout particulièrement inspiré. Si certaines images n’ont pas d’explication, toutes ont par contre une logique», comme ce bus des TPG qui répond en symétrie à un attelage tiré par un dragon ailé; ou des musiciens qui se font écho (Philippe Fretz est lui-même saxophoniste et joue dans un groupe d’afro-funk). Celui qui a grandi à Chesières, dans les Préalpes vaudoises, raconte que ses parents l’emmenaient souvent au musée, avec son frère Stéphane et sa sœur Joëlle. «A la maison, nous étions entourés d’échantillons de tissu car mon père, désormais à la retraite, était tapissier-décorateur.» A l’école, sa prof de primaire, «Madame Mercanton», l’incitait à copier en les dessinant des cartes postales qu’elle conservait en classe. Un intérêt pour la reproduction du réel qu’il poursuivra à Genève, où il étudie dans l’ancêtre de la Haute Ecole d’art et de design, entre 1988 et 1992.Il affectionne la peinture, au contraire de la plupart de ses camarades qui bifurquent vers les nouveaux médias. «Je me sentais comme un enfant qui continue à peindre alors que les adultes sont passés à autre chose», s’amuse Philippe Fretz. Parmi ses figures tutélaires, il mentionne Balthus, «dont les nouvelles toiles suscitaient autant d’impatience qu’un album rock»; mais aussi le peintre français Gérard Garouste, «qui avait d’ailleurs réalisé un cycle sur Dante».
Après son mariage, le couple Fretz descend quatre ans à Marseille, avant d’embarquer pour le Massachusetts, dès 1998. En 2000, le retour à Genève est d’abord un peu difficile, car le ré-seau de connaissances s’est effiloché. Et puis, côté peinture, il est vrai que le geste figuratif est plutôt minoritaire dans la ville de John M Armleder. Pas découragé, Philippe Fretz développe un style réaliste, aux racines autant médiévales – les rochers! – que renais-santes et modernes. Il s’intéresse à une expérience de physique sur la lumière établie par Thomas Young; ausculte dans ses moindres détails l’usine Kugler, à la Jonction, où il a son atelier; propose des flashes d’épisodes bibliques; ou explore la réalité circulaire du Finnegans Wake de James Joyce, autre chef-d’œuvre complexe s’il en est. «J’ai toujours eu envie de développer un langage qui parle à tout le monde. On me reproche parfois de faire un art intello, comportant trop de références, mais je suis convaincu qu’on peut tra-verser mes espaces picturaux avec son propre imaginaire.» En tout cas, le public qui vient à Halle Nord est des plus varié: «Tout à l’heure, il y a aura une classe de primaire et plus tard des pensionnaires d’un EMS. C’est vraiment une exposition à voir de 7 à 77 ans (rires).» Que les plus jeunes visitent à hauteur de Lucifer – un diable poilu avec zigounette à l’air et langue bien pendue, présent en deux parties dans la partie basse de l’œuvre.Enseignant d’art, Philippe Fretz donne chaque année un cours de «peinture narrative» au Gordon College d’Orvieto, dans les jolies collines de l’Ombrie, durant un mois. C’est là qu’il s’est confronté pour la première fois à Dante – le duomo arbore par exemple son portrait dans un médaillon. L’artiste se sent tout de suite proche du poète, notamment dans sa manière de faire cohabiter foi et raison. «Il avait le sens du mystère et du fantastique, tout en étant un scientifique et un esprit cri-tique. Pour moi, la foi doit rester un outil de recherche sur l’humanité, d’ouverture sur le cosmos. Il s’agit de se poser des questions spirituelles sans se mettre sous la coupe d’un pouvoir.»
L’antécédent Pinkesis
Aux traits épurés et tons sobres, l’œuvre de Philippe Fretz évoque la retenue protestante davantage que l’exubérance catholique. Ce qui n’est pas forcément incompatible avec Dante, signale l’artiste, «un personnage extrêmement pertinent dans sa critique de l’Eglise, avec des préfigurations de la Réforme». Aussi le poète n’a-t-il pas hésité à proposer d’audacieux renversements, dans sa Divine comédie, «par exemple en plaçant un pape en enfer et des prostituées au paradis». Pour l’ouvrage Divine chromatie, paru en octobre, Philippe Fretz a collaboré étroitement avec Stéphane, son frangin directeur des éditions lausannoises art&fiction. Une complicité éditoriale qu’ils pratiquent régulièrement; et qui remonte au moins au fanzine Pinkesisde leur adolescence, contraction de Pink Floyd – groupe préféré de Philippe – et de Genesis, dont Stéphane était fan. A Halle Nord, avec un pointeur laser, le frère cadet signale le double hommage à Pinkesis discrètement inséré dans Divine Chromatie: Dante qui porte le t-shirt de Dark Side of the Moon (Pink Floyd) et Béatrice affublée de celui de Nursery Cryme (Genesis).On évoque encore l’avenir (mais en se limitant aux perspectives terrestres). Artistiquement, le plasticien avoue hésiter entre «continuer sur la même voie ou faire quelque chose de nettement plus simple, comme des portraits sur fond blanc». Si la première option l’emporte – c’est notre pronostic –, ce sera sans doute autour d’un livre de Georges Perec, «par exemple La Vie mode d’em-ploi». Un roman 100% Fretz-compatible puisqu’il regorge de nombres et autres contraintes, cette fois pour ra-conter un immeuble et ses deux mille protagonistes. Le Divin abri?
IHalle Nord, 1 place de l’Île, Genève, jusqu’au 7 décembre, 14h-18h, www.halle-nord.ch Philippe Fretz,Divine chromatie, Ed. art&fiction, 2019, 174 pp